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Interview de Guido Heinecke, directeur du Spiel des Jahres

Dans le cadre de sa chronique « Joueur d’ailleurs » du n° 105 à propos du « Spiel des Jahres », Hammer a pu réaliser une interview par mail de Guido Heinecke, actuel directeur de l’association « Spiel des Jahres e.V. ». Nous remercions chaleureusement Guido de s’être prêté à cet exercice.

Cette interview a été réalisée en allemand, la traduction ci-dessous a été faite par Hammer.


Hammer pour Proxi-Jeux (P-J) : Bonjour Guido, j’ai déjà lu ta biographie sur le site Internet du “Spiel des Jahres”, est-ce que tu voudrais y ajouter quelque chose ?

Guido Heinecke (GH) : Ma biographie n’est pas très excitante. Je suis né à Cologne, j’ai grandi dans la Forêt Noire, et j’ai déménagé à Constance pour mes études, au bord du lac du même nom. J’y ai trouvé la femme de ma vie, avec qui nous avons eu depuis quatre merveilleux enfants. Par un concours de circonstances, je me suis retrouvé à la fin de mes études chez l’éditeur “Pro Ludo”, que Asmodee a racheté peu de temps après et a développé. Un couple d’années plus tard s’est présentée la possibilité pour moi de développer la version allemande de Tric Trac – qui en six années a grandi pour devenir un pilier important de la scène ludique allemande. Les jurés du “Spiel des Jahres” ont apprécié mes critiques de jeu et on m’a alors invité à devenir moi-même membre du jury. Qui peut décliner un tel honneur ? Et puis à la fin 2016 alors que l’association cherchait une personne pour sa direction, j’ai vu une opportunité de pouvoir travailler de manière encore plus intense et active pour le “Spiel des Jahres”.

P-J : Depuis 2017, tu es donc le directeur de l’association “Spiel des Jahres”. Quelles sont tes responsabilités au sein de cette organisation, et combien de personnes travaillent avec toi ?

GH : L’association se compose de critiques qui travaillent tous sans exception de manière bénévole. Mais pour l’administrer et organiser l’événement sur le fond, on a besoin du bureau. Celui-ci se trouve à Kerpen, entre Cologne et Aix-la-Chapelle. Moi-même je travaille depuis Constance. Grâce aux outils de travail modernes et partagés, le travail d’équipe se passe très bien. Notre mission consiste surtout à organiser, de façon à ce que le président et les membres ne doivent pas tout faire eux-mêmes. Dans le lot, il y a les remises de prix, le programme de soutien financier, les contrats de licence et la facturation qui s’y rapporte, et toutes les petites tâches de tous les jours, qui sont toujours plus nombreuses qu’on ne croit. L’association s’engage beaucoup pour le jeu dans la société, nous participons aux salons et festivals en Allemagne et à des événements ludiques à l’étranger. À côté de ça, je m’occupe aussi du site web et des réseaux sociaux.

P-J : Bien que la remise du prix annuel soit la partie la plus visible de l’association, j’ai l’impression que ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, ou du moins un moyen qui justifie la fin. Quels sont pour toi les objectifs de l’association “Spiel des Jahres”, et quels sont les moyens à votre disposition ?

GH : Évidemment la remise des prix annuels est au cœur de notre association. Les membres du jury et de nos comités travaillent très dur pour cela. L’année ludique est examinée de manière approfondie au cours d’un processus de choix en plusieurs étapes, avec d’innombrables discussions à la clé, ce qui se concrétise en une liste de recommandations et de nominations après une ultime réunion qui se déroule sur plusieurs jours. C’est seulement la veille de la remise des prix, que l’on vote pour désigner les vainqueurs.
En plus de cela, nous encourageons la propagation du jeu en tant que bien culturel dans la société et en cela nous ne voulons pas nous limiter uniquement à l’espace germanophone. Chaque année, c’est autour de 50 000 € qui sont distribués par notre fonds de soutien à des écoles, des bibliothèques, des manifestations ou des projets spécifiques (*). Nous essayons de focaliser l’attention autour d’un thème central, par exemple le jeu comme vecteur d’intégration pour les réfugiés, le jeu dans les établissements pénitentiaires pour mineurs ou un meilleur équipement des bibliothèques et des ludothèques. Nous allons sur les salons importants et nous expliquons au public intéressé tous les jeux de nos listes annuelles, nous éveillons la curiosité et nous soulignons que le jeu est pour tous une forme de divertissement très sociale et pertinente pour notre société. Depuis quelques années, nous nous rendons aussi aux États-Unis, où le boum actuel des jeux de société ouvre en ce moment toutes les portes. Nous distribuons des brochures et des affiches à des institutions et des boutiques, pour attirer l’attention sur les lauréats du prix.
Ce sont les droits de licence qui nous donnent les moyens de faire tout cela. Tous les logos du “Spiel des Jahres” sont des marques protégées. Si un éditeur veut utiliser le logo pour promouvoir son jeu, il paye un droit d’usage pour chaque exemplaire. Ce montant est très faible, et c’est sans doute l’outil marketing le meilleur marché pour vendre un jeu. Depuis tout juste 40 ans les gens font confiance au “Spiel des Jahres” et apprécient la valeur des jeux. Bien entendu le jury ne s’accorde pas aux goûts de tout le monde, au final il n’y a objectivement pas de meilleur jeu. Cependant le but est toujours de récompenser les jeux qui sont le plus à même de promouvoir le jeu en tant que bien culturel dans toutes les couches de la société.

P-J : À l’origine, l’association a été soutenue par un ministère fédéral. Est-ce que le “Spiel des Jahres” reçoit toujours une telle aide financière, ou bien fonctionne-t-elle exclusivement grâce aux droits de licences des pions rouges/bleus/noirs ? Comment sont calculés ces droits pour les éditeurs, et quelles sont les conditions d’utilisation ?

GH : À ses débuts, la remise du “Spiel des Jahres” se déroulait effectivement sous le patronage de la ministre de la famille, Antje Huber. Cela a sans aucun doute donné au prix une plus grande portée et une attention médiatique qui a grandement simplifié le démarrage.
L’association ne reçoit aucune aide financière, nos seuls revenus sont ceux des droits de licence dont s’acquittent un éditeur lorsqu’il souhaite donner plus de visibilité à son jeu avec notre logo protégé. Ce montant est très faible en comparaison d’autres moyens publicitaires et donc extrêmement efficace. L’association ne cherche pas à faire des bénéfices, nous ne sommes pas une entreprise. Notre objectif est de couvrir les coûts de fonctionnement et d’organiser des cérémonies de remise de prix mémorables et d’une grande portée.

P-J : On dit que le “pion rouge” garantit des ventes supplémentaires d’environ 300 000 exemplaires pour les jeux qui sont récompensés. C’est un enjeu financier important pour les éditeurs de jeu. Comment l’association garantit-elle l’indépendance du jury ?

GH : Sans aucun doute, celui qui remporte le “Spiel des Jahres” s’assure un immense succès financier. Les partenaires internationaux et la quasi-intégralité des magasins de jouets dans l’espace germanophone veulent avoir ce jeu dans leur vitrine à l’approche de Noël. Le tirage n’est pas seulement multiplié par cent, mais il garantit au titre une vente prolongée pour de nombreuses années. C’est presque plus important encore.
Le jury est indépendant, parce que chaque membre critique des jeux de par son métier, et n’exerce sa fonction de juré que de manière bénévole. Si vous participez à la fabrication, à la commercialisation ou à la distribution des jeux de quelque manière que ce soit, vous ne pouvez pas faire partie du jury. Tous les membres du jury sont conscients de leur position particulière et maintiennent une approche professionnelle et distanciée envers tous les éditeurs.

P-J : Le “Spiel des Jahres” est très connu et reconnu en Allemagne et dans les pays germanophones. Mais c’est aussi pour les personnes de la scène ludique internationale la récompense la plus importante pour un jeu de société au niveau mondial. Quelle influence cela a-t-il sur le choix du jury, s’il y en a une ?

GH : Le “Spiel des Jahres” est avant tout une récompense pour le marché germanophone. Les jeux qui nous arrivent de l’étranger apportent naturellement leur propre style et leur saveur et sont aussi localisés pour nous ici. À mon avis, cela a eu une influence notable sur les titres gagnants de ces dernières années: Dixit, Kingdomino, Colt Express et Hanabi étaient des “Spiel” d’auteurs français, Codenames venait de la République tchèque, Qwirkle et Dominion des États-Unis. De toute évidence, ce n’est plus forcément un auteur allemand qui remporte le Spiel. La scène ludique devient de plus en plus internationale et cela se reflète également chez nous.

P-J : Les joueurs français et les acteurs de la scène ludique en France se plaignent parfois que pas assez de jeux venant de France se retrouvent sur les listes de recommandation et de nomination. C’est peut-être oublier que seuls les nouveaux jeux ayant une édition allemande sont éligibles. Mais quels sont les autres critères de choix ?

GH : Chaque membre du jury du « Spiel des Jahres » a avant tout ses propres critères, personnels. Mais au-delà de ça, il y a quatre lignes directrices importantes qu’un jeu se doit de suivre :

  1. L’idée du jeu. Bien sûr, l’originalité du jeu est importante. Qu’y a-t-il de nouveau, comment le jeu fait-il évoluer les éléments familiers des jeux plus anciens ? Comment cette idée est-elle mise en œuvre, que “fait-on” dans le jeu ? De quoi le jeu tire-t-il son attrait particulier ? Peut-il intéresser les joueurs sur le long terme ?
  2. Le design de la règle. La règle est-elle clairement structurée ? Explique-t-elle bien aux joueurs tout ce qu’ils doivent faire ? Le langage utilisé est-il compréhensible de tous, y a-t-il des fautes d’orthographe ou des contradictions ? Des questions restent-elles sans réponse ou la règle couvre-t-elle vraiment tout (la règle est-elle « waterproof ») ?
  3. Le matériel de jeu. Quel attrait exerce-t-il ? Est-il fonctionnel et bien réalisé ? Est-il agréable à manipuler ?
  4. Le graphisme. Comment le plateau, le matériel et les règles ont-ils été conçus ? Les symboles sont-ils compréhensibles et univoques ? Est-ce que l’aspect visuel donne envie de jouer et de s’immerger dans l’histoire du jeu ? Le graphisme fonctionne-t-il de manière harmonieuse et agréable ?

Dans un jeu de qualité on doit pouvoir toujours retrouver ces codes. Mais les impressions personnelles des jurés sont plus importantes encore. Ils ont derrière eux des années d’expérience dans l’évaluation des jeux et peuvent, en tant que journalistes spécialisés, évaluer et classer rapidement les nouveautés. Ils jouent aux jeux plusieurs fois et avec divers nombres de joueurs et observent aussi comment les autres joueurs appréhendent ces nouveaux jeux. Cela leur permet de se former une opinion globale sur laquelle ils peuvent ensuite s’appuyer dans les discussions internes, qui mènent au final aux nominations et enfin aux récompenses.
Cependant, il est difficile de décomposer ces sensations de jeu en une liste de facteurs tous mesurables de manière empirique.

P-J : À l’heure actuelle, il n’y a que deux femmes dans le jury pour un total de dix membres. J’ai l’impression qu’aujourd’hui de plus en plus de femmes s’intéressent au jeu de société en tant que hobby, mais il semble plus difficile de trouver des critiques de jeux féminines. On rencontre aussi peu d’autrices de jeu. Quelles sont les raisons à cela, à ton avis ?

GH : Nous sommes bien conscients du déséquilibre homme/femme dans le jury et nous le déplorons. Le jury est composé de critiques et malheureusement les femmes qui officient en tant que critiques de jeu régulières sont effectivement très rares. Nous avons tous remarqué que les femmes sont nombreuses à aimer participer aux soirées et manifestations ludiques. On ne peut plus parler d’un milieu qui soit uniquement masculin désormais. Je ne peux que spéculer sur les raisons pour lesquelles il n’y a pas plus de femmes critiques de jeu. Mais il est vrai que la majorité des critiques restent des hommes, et le jury actuel ne peut que refléter cela. Nous souhaitons avoir plus de candidates à ce poste, et nous observons la scène ludique de manière active. Les seuls critères sont l’indépendance, une expérience suivie de plusieurs années et la capacité reconnue à juger des jeux de manière critique. Et en prime il faut bien sûr être prêt à s’investir dans le jury, ce qui demande beaucoup de temps et d’énergie. Tout le monde ne peut pas ou ne veut pas s’engager de cette manière.

P-J : Les joueurs du monde entier ont toujours quelque chose à dire à propos (ou contre ?) le choix du jury : “le jeu X ne mérite pas cette récompense, le jeu Y est un bien meilleur jeu” etc. En particulier, on a parfois l’impression (fausse ?) avec le “Kennerspiel” que les jeux primés ou recommandés d’une année sur l’autre sont de complexité très variable. Quelle est la ligne directrice du jury en la matière ? Quelles qualités sont-elles récompensées ? Qu’est-ce qui fait un bon “Spiel” ?

GH : Si les experts de la scène ludique ne se plaignaient pas, on aurait mal fait notre boulot ! Plus sérieusement, le jury y est habitué et se félicite que leurs décisions soient critiquées. Ceci est tout à fait naturel et montre également l’engagement des amateurs de jeux de société. En gros, choisir le « Spiel des Jahres » consiste à trouver le meilleur ambassadeur de notre mission. Il ne s’agit pas du « meilleur jeu » – il n’y a objectivement pas de jeu qui soit le meilleur. L’association récompense ce qui fait progresser le jeu en tant que bien culturel dans la société et auprès des familles. Différents facteurs déterminent ce choix : originalité, plaisir et fascination. Les fluctuations dans nos choix reflètent simplement celles de l’offre ludique d’année en année.

P-J : Le monde du jeu a beaucoup changé ces dernières années : de nouvelles façons d’atteindre le public sont apparues (Kickstarter, adaptations numériques de jeux de société, etc.), et bien entendu il y a toujours plus de nouveaux jeux chaque année, et toujours plus de joueuses et de joueurs. Comment l’association perçoit-elle cette évolution, et qu’en penses-tu personnellement ?

GH : L’association salue cette évolution. L’offre ludique n’a jamais été aussi riche, et il n’y a jamais eu autant de joueurs passionnés. Les jeux sont sortis des chambres d’enfants ; adultes jeunes et moins jeunes jouent ensemble, amis et inconnus se rencontrent autour du jeu. Le fait que le marché accouche de plein de nouveaux éditeurs et d’une pléthore de jeux témoigne de la fascinante créativité qui sort de la tête des auteurs. Le jeu s’invite dans la culture du quotidien et s’établit en tant que loisir et bien culturel avec contenance et avec un message. J’ai rêvé de cela quand j’étais enfant. Et je me réjouis que le “Spiel des Jahres”, que j’accompagne maintenant depuis quelques années, ait apporté sa modeste contribution à cette évolution.

 

(*) depuis cette interview, l’association « Spiel des Jahres e.V. » a annoncé avoir porté son enveloppe financière consacrée au soutien des projets ludiques à un montant de 87 000€ pour l’année 2019.

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